vendredi 14 octobre 2011

Nid d'espions (1943)

Réalisés à chaud en plein milieu du conflit, les films d'espionnage se déroulant avec la Seconde Guerre Mondiale pour toile de fond ont presque toujours un but propagandiste. "Nid d'espions", tourné en 1943 par Richard Wallace ne fait pas exception à cette règle. A une heure où le dénouement des hostilités est encore bien incertain, ce drame-thriller met en garde contre l'expansion nazie, dont les membres menaçants vont jusqu'à hanter les rues de New-York et les fêtes mondaines... Le sujet du jour est donc de redécouvrir un petit film de guerre purement américain, qui en frôlant le fantastique et le psychodrame pourrait bien parvenir à dépasser son genre...


L'histoire est celle de John "Kit" McKittrick (John Garfield), ancien soldat en Espagne, qui revient à New-York après une longue période d'absence. Dans le train qui l'amène, il apprend brutalement le suicide de son meilleur ami, Louie Lepetino, qui se serait jeté d'une fenêtre à une fête mondaine organisée par la jeune Barby Taviton (Patricia Morrison). Persuadé qu'il s'agit d'un meurtre, Kit rend visite au vieil inspecteur Tobin et lui annonce qu'il est décidé à mener une enquête par ses propres moyens. Son champ d'investigation s'arrête bientôt aux invités de la fête : en plus de Barby, il lui faut se méfier de la séduisante mais froide Toni Donne (Maureen O'Hara), la chanteuse Whitney Parker (Martha O'Driscoll) qui est la petite cousine d'un autre de ses amis, le docteur Skaas (Walter Slezak), un émigré invalide fasciné par tout ce qui concerne la torture, et le pianiste accompagnateur de Whitney... L'enquête de Kit remue les souvenirs mal enfouis et traumatisants que notre héros a rapporté de l'Espagne franquiste : en effet, on apprend vite qu'il a été emprisonné et torturé pendant deux ans par les autorités fascistes et que Lepetino avait arrangé son évasion. Convaincu qu'il existe un lien entre cette histoire et la mort de Louie, il réussit à se faire inviter dans le cercle d'émigrés de Toni Donne où président l'oncle sénile de celle-ci et le sinistre docteur Skaas. Entre temps, son ami Parker, qui selon Tobin poursuivait aussi une enquête, est assassiné dans son appartement. 

Le décor de "Nids d"espions" est celui d'un New-York mondain, apparemment peu touché par le conflit qui secoue le reste du monde. On va du quotidien de la chanteuse Whitney au commissariat du mesquin mais obstiné Tobin comme dans n'importe quel film américain. La présence même des émigrés apparaît intégrée d'entrée de jeu dans le jeu social et les plus prestigieux d'entre eux, comme le docteur Skaas, sont devenus la coqueluche des soirées chics. Seul élément de perturbation dans cet univers a priori bien huilé : notre héros. Lui a vu de près les horreurs du conflit et il continue de les voir au sein même de la ville new-yorkaise qui aurait dû marquer son retour à la vie. En effet, les visages qui l'entourent deviennent dès le début du film le reflet de ceux qui l'ont brutalisé en Espagne; la méfiance et la suspicion se lit dans leurs regards et il est bientôt impossible au spectateur de faire confiance à quiconque. Les beaux visages de Whitney et Toni pourraient être porteurs d'une menace mortelle. Quant au sinsitre Dr Skaas, il se distingue lors de sa première apparition par une longue discussion sur les effets de la torture sur l'être humain, adressée en toute connaissance de cause à celui qui se remet difficilement de ses épreuves en Espagne... Mais le désarroi de McKittrick n'est pas seulement causé par son entourage, il est le clair résultat de son récent traumatisme. Sa perception et ses émotions sont constamment influencés et menés à la dérive par les deux années passées en Espagne franquiste. Il croit entendre des bruits quand les autres n'ont conscience de rien, voit des ombres qui pourraient être des fantômes maléfiques, et chaque pas dans sa quête l'oblige à remuer un peu plus dans de douloureux souvenirs. Cette vulnérabilité du héros, tout en permettant au film de basculer dans un fantastique/psychologique particulièrement réussi, rend attachant le personnage de John Garfield. Cet immense acteur, trop mal connu et décédé trop tôt, donne une performance sensible et nuancé en homme intrépide, ayant les pieds sur terre et la langue bien pendue, mais secoué au plus profond de lui-même par la souffrance et barbarie. Ses pérégrinations dans les grandes maisons des émigrés ont une atmosphère d'errance presque de déjà-vu où la mort à laquelle il a échappée jadis pourrait bien revenir le frapper.

Portrait accompli d'un homme en lutte avec ses démons, le film pêche par contre quelque peu dans la description des personnages secondaires. Rares sont ceux, en effet, qui convainquent tout à fait le spectateur. L'inspecteur Tobin, ancien ami et collègue du père de McKittrick est le mieux traité et son revirement vers la fin du film pour venir en aide au héros est à la fois vraisemblable et sympathique. Mais les intrigantes figures féminines qui hantent les bals et la cervelle de McKittrick ne remplissent jamais tout à fait leurs promesses. Toni Donne en particulier, qui aurait dû être la plus fouillée, enchaîne visage sur visage sans jamais acquérir une once de personnalité. Et on a l'impression que Maureen O'Hara, actrice estimée, y perd quelque peu son talent. De même, le personnage du Dr Skaas, entouré de toute une mythologie de poisons, instruments de torture, et coupes antiques, est presque trop diabolique pour effrayer réellement. Cependant, le flou qui entoure les adversaires de McKittrick ne desservit pas l'ambiance de malaise qui baigne le film. Il semble que le héros soit seul conscient dans un cauchemar peuplé d'êtres sans consistance. Cette impression est consolidée par un scénario structuré (même s'il s'égare un peu dans la seconde partie), des dialogues qui oscillent entre le badinage cynique et le monologue vibrant de Garfield, ainsi qu'une critique sous-jacente de certains poncifs du film d'espionnage où la pure victime se révèle un bourreau calculateur. Film inégal, donc, mais captivant souvent et fascinant parfois. C'est le témoignage d'un monde qui prend peu à peu conscience de l'existence des camps de concentration et le cri déchirant d'un héros cabossé, quelques années seulement avant la mort de son brillant interprète...

mardi 4 octobre 2011

Le Piège (1973)

En 1973, Hitchcock est, pour les réalisateurs qui veulent tâter du thriller ou de l'espionnage, une référence incontournable. Certes, les scénarios qu'il mettait en scène dans ses chef-d'oeuvres ne brillaient pas toujours par leur vraisemblance, mais comment oublier sa verve, son humour noir, son sens du grand spectacle, sa manière bien à lui de faire mariner le spectateur ? Apparemment, John Huston, lui-même un vétéran du Septième art, ne les a pas oubliés. Et dans ce "piège", polar qui navigue de Londres à Malte en passant par l'Irlande, on sent constamment l'ombre du grand Hitch, même si Huston sait aussi s'en écarter et imposer sa patte particulière. Le film que je vous propose de découvrir aujourd'hui, adaptation d'un roman de Desmond Bagley, est un petit régal, méconnu, mais qui mérite à plus d'un titre d'être redécouvert...
L'histoire commence à Londres, lorsque l'agent secret Joseph Rearden (Paul Newman) reçoit du chef du Service, le vieux MacKintosh (Harry Andrews) une mission bien particulière : il s'agit de voler des diamants de grande valeur, transmis par voie postale, en agressant le facteur qui les transporte. Rearden réussit l'entreprise mais est presque aussitôt arrêté par la police, qui ne croient ni son alibi, ni son faux passeport,  et le reconnaissent coupable du crime. Condamné à une peine de vingt ans, l'espion atterrit dans une prison de Liverpool où il s'occupe de la blanchisserie et fait la connaissance d'individus assez bizarres. L'un deux, Soames, lui propose d'organiser son évasion en échange d'une somme d'argent conséquente. Rearden accepte et apprend peu après qu'un autre détenu, Slade (Ian Bannen), qui a été condamné à vie pour collaboration avec le KGB, sera aussi du voyage. L'évasion a lieu de manière assez spectaculaire dans la cour de la prison, où des lancers de fumigènes et une bagarre générale distraient l'attention des gardiens. Une fois dehors, Rearden et Slade se retrouvent en compagnie d'un groupe de gens patibulaires, qui leur administrent une drogue soporifique et les embarquent pour une destination inconnue. Entre temps, MacKintosh, après une entrevue avec Sir George Wheeler (James Mason), un politicien patriote et affecté du Parlement, a été renversé par une voiture et se retrouve entre la vie et la mort. Rearden reprend conscience dans un château irlandais qui ressemble fort à une nouvelle prison : les habitants du lieu l'empêchent d'en sortir avant d'avoir payé la somme convenue à Liverpool et commencent à douter de sa véritable identité. Il en profite pour faire la connaissance de Slade, avec qui il se lie plus ou moins d'amitié même si l'espion soviétique n'a pas l'air d'en savoir davantage que lui. Finalement, Rearden établit un plan d'évasion, en prenant ses geôliers par surprise et en incendiant les lieux. Il marche dans la campagne et arrive à une bourgade un peu paumée où il prend contact avec Mrs Smith (Dominique Sanda) la séduisante et laconique jeune secrétaire de MacKintosh. Mrs Smith le rejoint à Galway où elle lui apprend l'état critique du vieil homme, qui n'est autre que son père caché. Rearden voit le yacht de George Wheeler débarquer dans la baie, et ne tarde pas à joindre les deux bouts. Il décide de retrouver Slade et de dénoncer Wheeler, mais ses aventures seront un peu plus compliquées qu'il ne le croyait...

"Le Piège" démarre in media res dans une ambiance paisible mais rythmée dans laquelle personne n'est tout à fait ce qu'il semble être. Qui est Rearden ? Un espion au Service de la Couronne ou un vulgaire voleur ? Son identité même, dont les autres personnages ne sont jamais convaincus, n'a pas vraiment d'importance et se fond dans une intrigue basée sur la dissimulation. Il est d'ailleurs difficile d'établir le ton dominant du film qui oscille entre comédie d'espionnage et thriller plus sérieux, hésite un moment pour le polar parano, dessine l'ébauche d'une histoire amoureuse et choisit une conclusion pour le moins inattendue. En tous cas, ce thriller étonnant ne perd jamais de sa désinvolture ludique, où les références à la culture populaire abondent. On l'a dit, le grand modèle est Hitchcock et son ombre se reflète autant dans le choix des interprètes (Paul Newman qui avait tourné pour lui, sans apprécier l'expérience, dans "Le Rideau déchiré", James Mason, ex-Philip Vandamn de "La Mort aux trousses" et Dominique Sanda, variation intéressante sur le thème de la blonde glaciale) que dans certaines séquences parmi les plus belles : la poursuite en voiture sur les côtes irlandaises, où quelques virages bien placés de Newman envoient ses adversaires dans le décor; le réveil du héros dans une maison luxueuse et inquiétante; la confrontation glaçante de Wheeler et de Mrs Smith, lors d'une joyeuse "fête sur le port"... Mais Hitchcock n'est pas seul à s'incruster dans le récit. Ian Fleming aussi promène sa postérité d'auteur d'espionnage : la perfide Gerda n'est pas sans rappeler les femmes frigides et malveillantes qui tabassaient James Bond régulièrement; et à la question de MacKintosh au début du film : "Que savez-vous des diamants ?", Rearden répond "Ils sont éternels" ce qui provoque l'amusement complice du chef et de sa secrétaire.

On aurait tort cependant de réduire ce film à un simple hommage au genre. Par sa simplicité même, "Le Piège" est aussi une des expression les plus sobres et efficace du talent de John Huston. Là où il s'égarait en pêchant par la complexité tirée par les cheveux de "La Lettre du Kremlin", il retrouve ici l'intelligence sans effort qui faisait la marque de ses premiers chef-d'oeuvres. Certes, "Le Piège" ne figure pas parmi ses oeuvres les plus remarquables : mais cette histoire à la fois obscure et limpide est une voie d'exploitation idéale pour sa verve cynique et parodique. Huston ne se lasse pas en effet de se moquer de tout : de ses personnages, de ses interprètes, des thèmes politiques et juridiques parce qu'il les sait soumis à des hasards nébuleux et parfois inexplicables. A cause de cela, les figures mises en scène dans son film sont à la fois quasiment privées de psychologie et unanimement sympathiques. Le public s'attache en effet sans difficulté, à Joseph Rearden même si on ne sait absolument rien de lui. Et c'est aussi vrai pour Wheeler et Slade, qui ont trop de charme et d'humour pour être réduits aux "méchants de l'histoire". Où se situe le Mal et le Bien dans le monde ? Cette question éternelle chère à l'espionnage apparaît de manière étonnamment lucide et décapante sous la direction de Huston. Ce sont des anti-héros qui se partagent ici la vedette, et à ce titre, l'épilogue est particulièrement intriguant. Réunis dans une chapelle maltaise, pistolets aux poings, Slade et Wheeler proposent à Rearden de se séparer sans effusions de sang : les "bons" iront de leur côté, les "méchants" du leur. Quel besoin, en effet, de continuer de se tirer dans les pattes quand il ne tient qu'à eux de partir pour une nouvelle vie ? Que ce soit les deux espions communistes qui proposent ces arguments très raisonnables et que Rearden les écoute avec approbation est une preuve suffisante de la versatilité de John Huston. Jamais là où on l'attend, il révolutionne des sentiers rebattus puis l'instant d'après plonge dans des thèmes plus conventionnels. Les scènes de violence qu'il met en scène dans ce film sont particulièrement crues (en particulier la noyade du chien qui aujourd'hui, ferait frémir la SPA) et la relation Rearden-Smith, à la fois plaisante et décevante : une romance avortée avant d'avoir seulement commencée.

Autres aspects attachants de ce film atypique : la musique signée Maurice Jarre (responsable du score de "Lawrence d'Arabie"), dont les variations sautillantes et ironiques ne sont pas sans rappeler l'illustre thème à la cithare de Anton Karas dans "Le Troisième Homme". L'utilisation ingénieuse des décors est aussi un point fort. Ils sont à la fois omniprésents et discrets, et font voyager le spectateur de l'atmosphère hyperréaliste d'une véritable prison à un bateau ensoleillé du port de Malte, en passant par une longue promenade dans les landes irlandaises, où Huston possédait une maison. Enfin, les interprètes donnent tous des performances de grande qualité. Paul Newman propose un héros sans réelle personnalité mais qui a l'avantage de rester jusqu'au bout mystérieux, dépassé et légèrement amoral. A quarante-sept ans il effectue encore une foule de tours de force physique, secondé (on l'espère) par un cascadeur dans les scènes les plus vertigineuses. Face à lui, le vétéran James Mason impose le charme suave et dangereux qui est devenu sa marque de fabrique et semble toujours avoir l'avantage sur son célèbre cadet. Il profite aussi du scénario pour se moquer de lui-même en affirmant vers la fin du film vouloir changer de vie pour ne plus avoir à jouer "les idiots pompeux". Quant à Dominique Sanda, qui s'est illustrée dans des oeuvres majeures du cinéma français et italien, elle passe très honorablement l'examen du thriller hollywoodien. Son visage angélique et presque dépourvu d'émotions, sa voix grave et intelligente, sa garde-robe élégante servent avec efficacité un personnage qui tient à la fois de Miss Moneypenny, Tippi Hedren et Lauren Bacall. Harry Andrews et Nigel Patrick font des apparitions brèves mais essentielles à l'action, en gentlemen affables et secrets. On se doit aussi de noter la performance de Ian Bannen : pour camper Slade, le caractère peut-être le plus mystérieux de cette galerie des faux-semblants, l'acteur écossais ne dispose que de quelques scènes. Mais il y apporte des nuances intrigantes, une verve joyeusement ironique et un certain fatalisme, qui le rendent vraiment inoubliable. Dans les scènes de la prison, il ne prononce pas un mot et n'apparaît que de manière intermittente, filmé de loin. Mais déjà ses regards, intensément posés sur ceux de Paul Newman, annoncent un personnage à suivre.

A une époque où le cinéma d'espionnage se répète (James Bond en est à son époque Roger Moore), ou tente de se renouveler par la noirceur et le ludisme caractéristiques par exemple des "Trois jours du condor" de Sydney Pollack, "Le Piège" fait figure d'oeuvre de transition. A la fois hommage à un classicisme un peu disparu et parodie caustique d'un monde en mouvement. Une fois de plus, John Huston a prouvé que le sujet le plus anodin peut devenir une source d'inventions inépuisables, s'il est traité avec la bonne dose de désinvolture. Apparemment sans queue ni tête, les pérégrinations de Joseph Rearden n'en sont pas moins l'illustration, dépourvue de toute prétention et résolument plaisante, de l'errance d'un individu dans un univers d'ombres, à jamais surprenant...