samedi 24 septembre 2011

Berlin-Express (1948)

La plupart des films d'espionnage que j'ai eu l'occasion de voir, se déroulent soit durant la Seconde Guerre Mondiale (c'est le cas de "Correspondant 17" d'Alfred Hitchcock dont je parlerai plus tard), soit durant la Guerre Froide, de James Bond à "La Maison Russie" de Fred Schepisi. "Berlin-Express" m'a donc tout de suite frappé comme une oeuvre atypique : l'histoire qu'elle raconte prend place à cette période troublée d'immédiat après-guerre, alors que les conflits entre l'U.R.S.S. et les États-Unis n'ont pas encore vraiment commencés. C'est donc ce thriller de Jacques Tourneur qui sera aujourd'hui à l'honneur de ce blog.


"Berlin-Express" commence par l'anecdote d'un pigeon tué à Paris par une bande d'enfants. Lorsque ceux-ci le ramènent chez eux, la mère d'un des gamins découvre, accroché à sa patte, un papier mystérieux en allemand. Personne ne sait qu'il s'agit d'un message codé pour planifier l'assassinat d'un diplomate, le Dr Heinrich Bernhardt, partisan d'une réunification allemande qui ne plaît pas à tout le monde. L'attentat doit avoir lieu dans un train en partance pour Francfort, où le hasard à réuni des personnages de nationalités diverses : Robert Lindley, un jeune nutritionniste américain (Robert Ryan), Lucienne Mirbeau, une secrétaire française (Merle Oberon), Sterling, un professeur anglais plein d'humour (Robert Coote), Perrot, un ancien maquisard (Charles Korvin), Kirochilov, un jeune et austère lieutenant russe, et deux allemands mystérieux  : l'affable Kruger (Paul Lukas) et le taiseux Schmidt (Peter Von Zernech). Quand Bernhardt est tué dans son compartiment, on peut s'attendre à un film policier en huis clos, du genre de "Une femme disparaît" d'Hitchcock. Mais Tourneur a pour nous quelques surprises en réserve. Et arrivés à Francfort, nos héros vont découvrir que l'homme assassiné sur le train n'était pas le véritable Dr Bernhardt : ce dernier n'est autre que Kruger, qui toujours charmant et crédule, ne tarde pas à se faire enlever. Désespérée, Lucienne révèle au petit groupe qu'elle est son assistante et leur demande de lui venir en aide. Dans un Francfort en ruines, les cinq personnages (Schmidt ayant disparu) commencent une recherche difficile au terme de laquelle ils rencontreront les ennemis du docteur, un groupe de néo-nazis, et apprendront qu'un traître se dissimule peut-être parmi eux...

Ce petit film d'espionnage est étonnamment riche en trouvailles et bizarreries, caractéristiques de l'esprit français de Tourneur. Le réalisateur injecte donc beaucoup d'originalité à ce projet Hollywoodien, qui, à la veille de la Guerre Froide, s'interrogeait sur les capacités des nations à cohabiter dans la paix. Entre pessimisme et espoir, parfois un peu lourdement exprimé par les attachants Bernhardt et Lucienne, le message passe surtout dans la présentation d'un microcosme. Les personnages qui se retrouvent dans le train ne se quitteront plus et apprendront, malgré eux, à se connaître et à dépasser leur première approche. Sterling et Perrot ne se lassent pas de plaisanter Lindley, symbole du grand vainqueur de la guerre. Et Kirochilov est souvent victime des clichés de ses compagnons, auxquels il répond avec une lucidité assez surprenante dans un film américain. Ce personnage, tour à tour froid et sympathique, est sans doute le plus complexe du film, avec l'intriguant Schmidt qui fait un retour remarqué dans l'action en mourant sur la scène d'un cabaret clandestin, déguisé en clown. Mais là où les relations sarcastiques des héros sont pour beaucoup dans le charme du film, il faut aussi compter sur une atmosphère qui mêle réalisme quasi-documentaire et allures de fantastique. Pas de décor en carton-pâte pour Tourneur ! Il tourne directement dans les villes de l'action, de Paris à Berlin en passant par Francfort. Sa caméra met surtout en avant la destruction allemande qui a transformé des cités légendaires en no man's land : les immeubles en ruines, les bâtiments administratifs intacts, les marchés noir, les cabarets interdits, ne seront saisis avec autant de réalisme que par "La Scandaleuse de Berlin" de Billy Wilder. Le choix d'une voix-off insiste sur l'aspect pédagogique du film, en décrivant les décors au public. Mais elle intervient aussi directement dans l'histoire pour contredire ou commenter les choix des personnages. Quand au fantastique, il est omniprésent dans la scène du clown déjà évoquée mais surtout dans le combat de Lindley avec les kidnappeurs du professeur. Le nutritionniste a découvert leur cachette dans une brasserie délabrée. Il se retrouve prisonnier d'un tonneau de bière immense où ses ennemis tirent à vue. Plus tard, l'inventivité de Tourneur reparaît lorsque le traître, enfin démasqué, tente d'étrangler Bernhardt : ses efforts sont vus par le biais d'un miroir, alors que les jeunes premiers flirtent tranquillement.

Un mot doit être dit sur les interprètes, tous de grande qualité. Robert Ryan, qu'on a beaucoup vu en jeune homme torturé, offre ici l'image classique et efficace d'un homme ordinaire en vacances, plongé dans une aventure inattendue où il se révèle pleins de ressources. Merle Oberon est très belle et propose un accent français plutôt convaincant. Paul Lukas reprend un rôle dans la veine de celui qui lui a valu un Oscar dans "Watch on the Rhine". En pacifiste, tour à tour fataliste et sûr de lui, il est plutôt touchant, d'autant qu'on sait que ses rêves de réunifications ne trouveront pas d'accomplissement avant bien longtemps... Robert Coote, Charles Korvin et Roman Toporow constituent une interprétation secondaire solide, passant de l'humour léger à la gravité et l'amertume. Et les figurants, pour une fois, ont vraiment l'air allemands ou français.

Moins un film d'espionnage classique qu'une réflexion sur la politique, "Berlin-Express" n'en est pas pour le moins extrêmement divertissant. Les faux-semblants et les mensonges sont omniprésents. L'amitié dissimule la menace. Et malgré leur désir de paix, tous les personnages, grands ou petits, craignent et envisagent le retour de la guerre. Avec des personnages moins manichéens qu'il n'en sera coutume à Hollywood, Jacques Tourneur peut se permettre un dénouement plutôt optimiste. Certes, la grande oeuvre de Bernhardt est loin d'être gagnée d'avance, certes, Lindley et Lucienne n'auront pas vraiment eu le temps de tomber amoureux, mais on nous laisse entendre que la séparation des héros ne sera pas définitive... C'était, on le rappelle encore, avant la Guerre Froide et le Mur de Berlin.

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