vendredi 2 septembre 2011

Les traîtres - du réel au roman

Parmi les thèmes les plus exploités de la fiction d'espionnage, la trahison occupe toujours une place de choix. La faute en revient peut-être à ces cinq autorités du Service Secret Britannique, démasqués dans les années 60-70 pour être en réalité des agents doubles soviétiques : Kim Philby, Donald Maclean, Guy Burgess, Anthony Blunt et John Cairncross. Surnommés les "Cinq de Cambridge" à cause de leur recrutement dans les années 30 au sein de cette célèbre université, ils représentent une époque de méfiance et de désillusion : comment des échelons pareils du système britannique ont-ils pu décider de passer à l'Est ? La littérature et le cinéma n'ont pas cessé de se le demander...
                          

                      

Il est d'abord intéressant de signaler que dans le "monde" de Ian Fleming, les traîtres britanniques ou américains sont une espèce inconnue. Jamais il ne viendrait à l'idée de Bond ou de ses collègues de changer de camp ou d'en servir deux à la fois. Leur loyauté est inébranlable, même quand ils font face à la mort - sauf cela dit dans le cas extrême de "On ne vit que deux fois" où, comme je l'ai dit dans mon précédent billet, James est récupéré par le KGB. Mais il est alors dans un état critique, amnésique et manipulé. En revanche, de l'autre côté du rideau de fer, il n'est pas rare de rencontrer des défections, comme celle de Tatiana dans "Bons Baisers de Russie". Faut-il croire pour autant que, dans la période pré-Philby, une trahison au sein du MI6 était inimaginable ? Chez Fleming, peut-être. Mais Alfred Hitchcock, dans ses thrillers d'espionnage, en propose déjà plusieurs. Il y a les "Quatre de l'espionnage" (1936) adapté des nouvelles de Somerset Maugham qui met en scène un traître potentiel, assassiné par le MI6 et, après que son innocence ait éclaté au grand jour, le vrai traître de l'histoire : un anglais charmant et cynique. "Correspondant 17" (1940), dont l'action prend place au tout début de la guerre, présente un traître plus complexe et tragique : Stephen Fisher, directeur d'une association pacifiste, en vérité allemand immigré recruté des années auparavant. Son suicide final tranche avec le ton plutôt comique de ce petit chef-d'oeuvre du maître. Enfin, Mankiewicz dans "L'affaire Cicéron" (1952) adapte l'histoire vraie d'un butler albanais, qui, durant la Seconde Guerre Mondiale, dérobait les papiers de son maître, haut diplomate anglais, pour les refiler aux allemands. Le traître est alors dépourvu de scrupule mais non de motivations : il sert le camp qui le paie et non une idéologie précise.

Cependant, Philby a eu une empreinte indéniable sur la culture d'espionnage. Le portrait romanesque le plus célèbre et intrigant qui en a été tiré est signé John Le Carré - il s'agit de Bill Haydon dans le roman "La Taupe" (1974). Créant au passage le terme de "taupe" qui sera réutilisé par les Services Secrets eux-mêmes pour désigner un traître, Le Carré dessine une personnalité insaisissable et charismatique, celle d'un gentleman anglais pur jus, séduisant et séducteur. Pourtant, Bill, ce pilier du MI6 a trahi. Et non seulement son pays et son métier mais aussi son meilleur ami et collègue, Jim Prideaux. Pourquoi ? Dans l'épilogue du roman, le traître expose ses raisons au héros George Smiley, qui l'a démasqué. Il a été recruté, comme Philby, par les Services Soviétiques alors qu'il était à l'université. C'est sa déception devant la situation médiocre de l'Angleterre d'après-guerre et sa haine d'une Amérique matérialiste qui l'ont conduit peu à peu à une trahison de plus en plus totale. Contrairement à son modèle historique, Haydon ne passe pas à l'Est comme il est assassiné par Prideaux. Mais, les points communs entre les deux personnages demeurent frappants : John Le Carré y exprime son mépris teinté de compréhension à l'égard du traître, et sa lucidité vis à vis du mystère qui plane toujours sur les motifs de Philby/Haydon : Smiley compare ainsi la psychologie de son ancien collègue à une suite de poupées russes dont il n'aura jamais réussi à voir la dernière. Dans l'univers romanesque de Le Carré, la trahison de Bill est vue comme un scandale, un pas de plus dans l'effondrement des valeurs du Service. Le personnage est interprété dans la série de la BBC par le vétéran Ian Richardson (voir photo) et, dans le film qui sort cet automne, par Colin Firth.

Autre visage "philbyen" : Maurice Castle dans le roman de Graham Greene, "Le facteur humain" (1978). Greene a dénié s'être inspiré de Kim Philby pour son roman mais sa fascination pour le personnage (avec lequel il a entretenu une correspondance) autorise à imaginer une certaine influence : Castle est un bureaucrate entre deux âges, travaillant au MI6 depuis des années. Son caractère tranquille et introvertie, sa réputation scrupuleuse abusent tous ceux qui pourraient le considérer comme un traître. Pourtant, il collabore avec l'U.R.S.S. depuis qu'un Service Communiste a aidé sa jeune épouse à quitter l'Afrique. Maurice Castle est présenté comme un homme beaucoup plus sympathique que Bill Haydon. Il est moins loyal à son Service qu'à la femme qu'il aime et à son enfant qu'il a élevé comme son propre fils. Graham Greene fait d'ailleurs du MI6 un portrait qui fait froid dans le dos : le chef, "C", a ses côtés sympathiques mais le docteur mandaté de tuer le traître (qui d'ailleurs se trompe d'homme) exécute son travail sans aucun état d'âme. A la fin du roman, Maurice a pris refuge en U.R.S.S. où il espère que sa famille le rejoindra. Devant l'indignation de sa belle-mère, sa jeune épouse défend sa position et son intégrité morale.

Troisième visage : Magnus Pym, le héros d'"Un pur espion"(1986), autre roman de John Le Carré. Le traître est cette fois moins charmant et plus fragile qu'Haydon. Sa position est d'autant plus ambivalente que Le Carré lui attribue une histoire qui ressemble beaucoup à la sienne : même enfance chamboulée et solitaire, même père flamboyant et mythomane, même passion d'adolescence pour la culture germaniste et la Suisse... Dans un documentaire, Le Carré reconnaît que lui et Philby (qui a détruit sa couverture avec celle de nombreux autres agents lorsque l'auteur travaillait pour les Services) avaient en commun un père écrasant et impossible. Il ajoute que si son caractère avait été différent il aurait pu, comme lui, devenir un traître. Magnus Pym est le résultat de ces motivations complexes. Diplomate brillant, espion depuis des années, il disparaît peu après la mort de son père, Rick, pour se réfugier dans une petite pension de famille où il rédige ses mémoires afin de tout expliquer à ceux qui l'ont si mal connu... Si Pym devient un agent double (cette fois pour la Tchécoslovaquie) c'est à cause d'une amitié profonde avec Axel, son homologue tchèque. Lui qui s'était toujours senti rejeté et exclu se jette à corps perdu dans les deux causes qui nécessitent ses talents : il est un agent double, un pur espion parce que tout à fait malléable par celui qui l'emploie. Mais sa fin est aussi tragique que celle d'Haydon : il se suicide, incapable de faire la paix avec son passé.

Le mot de la fin revient à Le Carré, cette fois dans le roman "Les gens de Smiley"(1979) : "Messieurs, je vous ai tout les deux bien servis, dit le parfait agent double au crépuscule de sa vie. Et il le dit avec orgueil, aussi, songea Smiley, qui en avait connu un bon nombre."

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